vendredi 26 novembre 2010

Du temps où les regrattiers faisaient fortune

Savez-vous ce qu'était un regrattier ?

Je me suis intéressée à ce métier lors d'une très jolie balade sur l'Île Saint-Louis, à Paris. Nous sommes passés rue Le Regrattier quand le vieux dinosaure qui m'accompagnait s'est enflammé et m'a demandé ce que je savais des arlequins.La question n'était qu'un prétexte pour me raconter une histoire :

Regrattier, un commerçant qui profite des restes

Nicolas-Jean-Baptise Raguenet
Le pont Marie et l'île Saint-Louis, 1757
Les regrattiers étaient des marchands peu scrupuleux qui avaient trouvé le job idéal pour faire fortune.

Au Moyen-Âge, comme à la Renaissance, les festins des riches bourgeois et grands seigneurs étaient rarement consommés dans leur intégralité. Les restes étaient récupérés par les regrattiers. Ceux-ci les resservaient sans trier aux plus pauvres contre argent sonnant et trébuchant.

Les regrattiers revendaient ces restes dans des arlequins, cônes de papier roulé, en mélangeant tout, mets sucrés et salés, vieux os et parfois mêmes détritus. De quoi ravir les papilles...

Les regrattiers de sel étaient un peu différents : à une époque où le sel était un bien précieux, imposé au même titre que l'impôt sur le revenu aujourd'hui, les regrattiers de sel, élu par la communauté, le revendaient au détail dans une petite boutique, appelée banc à sel.

La légende de la rue Le Regrattier

D'après mon vieux copain, la rue Le Regrattier, sur l'Île Saint-Louis, est un hommage au fondateur de ce petit coin situé au cœur de Paris.

Un regrattier qui avait fait fortune se pencha sur la question des deux îles  avoisinant celle de la Cité, les îles aux Vaches et Notre-Dame, servant aux paysans pour y mettre leurs bêtes. Il se fit une réflexion qui peut rappeler le promoteur que Jacques Dutronc avait évoqué dans sa chanson Le petit jardin :

"Non, mais franchement, laisser cette terre aux bouseux et autres maraîchers, au prix du mètre carré à Paris aujourd'hui, on croit rêver ! Un bon coup de pelle, quelques mètres cubes de terre, et on en parlera bientôt autrement !"
Et c'est ainsi que le richissime regrattier qui avait fait fortune en revendant des restes combla le petit espace qui séparait les deux îles.

De la légende à la réalité

Plan de Paris par Vassalieu - 1609
Cette histoire n'est pas tout à fait exacte.

Si Le Regrattier est bien l'un des fondateurs de l'île Saint-Louis, il n'avait de regrattier que le patronyme : il fut trésorier de la Garde des Cent-Suisses, au service du roi Louis XIII.

Il rejoignit le riche entrepreneur Christophe Marie et M. Poulletier, commissaire des guerres, dans ce projet un peu dingue qui fera des  deux îles inhabitées (parfois scènes de duels féroces) un quartier chic et résidentiel. L'idée convint au roi Louis XIII et au diocèse : dès 1614 les grands travaux purent commencer.

La particularité de cette urbanisation d'îles vierges est la construction de rues en damier. Ils firent également construire deux ponts en pierre, le pont Marie qui rejoint la rive droite et le pont de la Tournelle, vers le quai du même nom, rive gauche.

Les deux plans ci-joints permettent de se rendre compte de l'évolution du paysage en moins de 50 ans...

La rue Le Regrattier depuis le 17e siècle


Plan de Paris pas Gomboust - 1652
Elle porta différents noms à travers le temps : nommée dès sa création "rue Le Regrattier", elle devint dès 1680 "rue de la femme sans-tête", en hommage à une échoppe qui présentait comme enseigne une femme effectivement sans tête tenant un verre à la main. Les bâtisseurs de l'île n'avaient pas laissé un souvenir impérissable, 50 ans après la fin des grands travaux, pour que que change si vite le nom de cette voie...

C'est en 1870 que la rue reprit son nom actuel. L'enseigne devait être tombée depuis un moment, et ne devait plus avoir assez de sens pour nommer encore ainsi cette artère parisienne...


Sources :
1/  Nomenclature officielle de Paris
2/ Plans anciens de Paris
3/ L'Indépendant du 4e arrondissement de Paris
3/ Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, par Louis Lazare


À savoir : Rue de la femme sans tête est également le nom d'un roman de  Jean-Baptiste Evette, publié chez Gallimard en 2000.

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